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Ralph Fiennes, la grandeur de l'ambiguïté

Article écrit par Nicolas Houguet et datant du 13 novembre 2008
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La première apparition de Ralph Fiennes au cinéma se faisait dans Le rôle d'Heathcliff, dans les Hauts de Hurlevent, adaptation du chef-d'oeuvre d'Emily Brontë, au côté de Juliette Binoche. Ce personnage ténébreux et tourmenté illustre assez bien le registre de l'acteur. Il optera souvent pour ces compositions extrêmement complexes et sombres. Dans le regard de Fiennes se jouent les contradictions et les convulsions d'une âme en peine. Sous une apparente froideur, il fait ressentir la blessure, s'illustrant dans un romantisme classique et douloureux, parfois au seuil de la damnation. Même lorsqu'il incarne le monstre de la Liste de Schindler, on sent en lui cette humanité déchirante et détraquée, hors de tout manichéisme, dans les secrets d'une psyché égarée. Au coeur des ténèbres, il parvient toujours à faire entendre cette grande ambiguïté, ce qui fait de lui un comédien à part. C'est ce raffinement qu'il apportera à The Duchess (sortie le 12 Novembre), en époux rigide incapable de satisfaire sa femme, libre et anticonformiste, l'ancêtre de la Princesse Diana, campée par Keira Knightley.

Il voit le jour le 22 décembre 1962 en Angleterre. Encouragé depuis la plus tendre enfance à se perfectionner dans les arts, il lit Shakespeare, écoute des disques de grands acteurs jouant les pièces du répertoire ou récitant de belles poésies. La vocation, alors, n'est pas loin d'être une évidence. Il hésite un moment, commence par étudier la peinture, il finit par devenir acteur. Il intègre la très prestigieuse Royal Academy of Dramatic arts et se réalise, suivant une formation admirablement complète (de la danse au chant, apprenant la poésie et bien sûr les grands textes). Fiennes trouve là de quoi s'exprimer. Diplômé avec succès, il joue sans relâche jusqu'à intégrer la Royal Shakespeare Compagny et le Royal National Theater à l'aube des années 90. Il gagne la reconnaissance et a suivi le parcours propre aux grands comédiens britanniques (de Gary Oldman à Tilda Swinton).

En 1992, il incarne donc Heathcliff dans ce qui reste à ce jour la plus belle interprétation du personnage. Dans les Haut de Hurlevent de Peter Kosminsky, il ressent un grand amour pour Cathy qui va se muer en haine, car il demeurera inassouvi. La belle se marie à un homme de sa condition et meurt prématurément. Heathcliff déchaînera sa frustration vengeresse sur la descendance de sa chère disparue. Le couple principal (Fiennes et Juliette Binoche) donne de la profondeur à ce film assez sage formellement. Ralph est ensuite le fils d'un évêque qui enquête sur le cas d'une femme pure, belle et innocente (Julia Ormond). Elle prétend avoir conçu un enfant tout en étant toujours vierge dans The Baby of Macon de Peter Greenaway. Il subit les assauts de séduction de la belle et découvre la nature troublante du rejeton. Une scène de viol absolument traumatisante conclut cette oeuvre. Fiennes s'immerge dans des ambiances troubles, souvent glauques.

Le personnage d'Amon Goeth dans La Liste de Schindler de Steven Spielberg, est absolument abject. Il est cruel et sadique, prend du plaisir à avoir droit de vie et de mort sur les prisonniers du camp de concentration qu'il dirige (la scène où il tire du haut de sa terrasse au fusil pour tuer arbitrairement des pauvres bougres est particulièrement éloquente). Il est possédé par une mégalomanie détraquée, totalement opposé à la ruse de Schindler. Il est son contraire et cherche pourtant à s'en faire un ami. Bedonnant, amoral et criminel, il a tout pour devenir un méchant de cinéma, presque une caricature. Pourtant ce qui ressort avant tout de ce rôle, c'est son extrême instabilité psychologique. Fiennes donne à voir la névrose profonde du personnage, en particulier lorsqu'il s'éprend d'une jeune fille juive à son service. Ce qui le rend plus imprévisible et intimidant, c'est précisément cette fragilité, dont on sent qu'elle le rend capable du pire, sur une impulsion rageuse. Par delà les actes horribles qu'il commet, l'acteur en fait un portrait presque impressionniste, nous donne à voir sa psychologie totalement perturbée. Ce sens de la nuance extrême est absolument juste et rare, la noirceur de Goeth n'est pas démoniaque mais profondément humaine, autant que la bonté de Schindler.

Son physique peut être celui d'un gendre idéal, absolument débarrassé de toute dimension interlope. C'est le cas dans Quiz show de Robert Redford. Il est un fils de bonne famille, prof de littérature qui passe extrêmement bien à la télévision. Il va remplacer John Torturro, gagnant d'un jeu télévisé très populaire mais dont le physique ne soulève guère l'enthousiasme des foules. On cherche un candidat plus beau, l'émission sera donc truquée. Fiennes se prête à contrecoeur à cette foire aux apparences. Sa réputation sera souillée lorsque la fraude sera découverte. L'acteur incarne ici un homme d'honneur, un peu trop faible pour résister aux trompettes de la renommée d'un monde qui ne jure plus que par les simulacres. En 1996, le très bon Strange days de Kathryn Bigelow s'interrogeait d'une autre manière sur une réalité de plus en plus virtuelle. Fiennes est trafiquant de videos qui permettent de revivre et de ressentir l'épisode filmé. Il entre en possession d'une séquence qui fait de lui le témoin privilégié d'un meurtre. D'autre part, ce héros singulier a le coeur brisé par un ancien amour. Il se souvient de sa belle, Juliette Lewis, et il se repasse des scènes de son bonheur perdu pour en ressentir le souvenir. Ralph Fiennes explore à merveille la blessure de ce personnage. Cette oeuvre est bien plus qu'une enquête de science fiction. Grâce à la composition tourmentée du comédien, on est davantage dans la désespérance d'un Film Noir.

Par la suite, l'acteur retourne au théâtre pour y jouer Hamlet et triomphe dans le rôle. Oscar et Lucinda lui permet de partager l'affiche avec Cate Blanchett en 1997 et d'évoquer le destin d'un merveilleux allumé, qui rencontre son alter ego non moins fantasque. Ils ont l'idée saugrenue de construire une église de verre. Ils sont tous deux joueurs, leurs névroses se complètent merveilleusement. Leur lien est platonique, étrange. Mais le sujet était sans doute un peu trop inattendu ou excentrique, on ne fit hélas pas grand cas de cette rencontre réussie entre deux grands acteurs.

Le Patient anglais de Anthony Minghella est incontestablement le grand film de cette année là. Ralph Fiennes est le comte Almasy, aviateur brûlé et condamné qui se souvient de son grand amour avec Kristin Scott Thomas. Il est soigné dans une grande maison toscane à la fin de la seconde guerre mondiale par Juliette Binoche. On revit au fur et à mesure que la mémoire lui revient, sa liaison, torride et fiévreuse. On connaît son passé tragique. Il a tout sacrifié à sa belle maîtresse sans pouvoir la sauver. Le couple qu'il forme avec Scott Thomas est sensuel, épousant le malaise intense de ceux qui ne peuvent s'aimer au grand jour. Le segment avec Binoche est paradoxalement plus allègre, elle exprime la joie d'un amour naissant, tandis qu'il agonise dans le souvenir de celui qu'il a perdu, vivant l'approche de la mort comme un soulagement. Le rôle est double (partagé entre la douleur d'une passion volatilisée et le détachement étrange et nostalgique d'un mourant). Fiennes, dans cette fresque est d'une belle prestance. Il endossera souvent cet emploi d'amant souffrant, comme dans La Fin d'une Liaison, où il éprouvera un amour tourmenté et plein de rancoeur pour Julianne Moore. Dans Onegin, adaptation de Pouchkine réalisée par sa soeur, Martha Fiennes, il s'éprendra de la belle Liv Tyler après l'avoir ignorée du temps qu'elle l'aimait. Mariée et vertueuse, elle résistera à ses avances. Le comédien a cette allure de héros romantique et douloureux. Il sait exprimer cette souffrance, éprouver ces tourments d'une manière émouvante et raffinée.

Mais il ne veut pas se limiter à ses rôles graves. Fiennes joue donc dans l'adaptation de Chapeau Melon et bottes de cuir au cinéma. Mais le résultat est loin d'être à la hauteur et le film fait un four. Ralph Fiennes ne parvient pas à confirmer son statut à Hollywood. Après avoir prêté sa voix à Ramses dans Le Prince d'Egypte en 1998, il revient à ses emplois habituels. Il fait une belle performance dans Sunshine de Istvan Szabo, en 2000, où il incarne les hommes d'une même famille juive sur trois générations dans la Hongrie troublée du début du 20ème siècle jusqu'aux années 50. Mais le retour marquant du comédien se fait sous l'oeil de David Cronenberg en 2002 dans Spider. Il est un homme libéré d'un hôpital psychiatrique et qui se perd dans les nimbes de ses hallucinations et de ses anciens traumatismes. Il revisite son passé et enquête sur le meurtre qui a fait basculer son existence (son père a tué sa mère). On est au coeur d'une intériorité, probablement dans ce que Ralph Fiennes sait exprimer le mieux: la fragilité psychologique. Cronenberg plonge avec tant d'intensité au coeur de cette intimité qu'il la donne à ressentir: claustrophobe, déchirante, dérangeante et glauque.

Fiennes s'essaie à la comédie romantique aux côtés de Jennifer Lopez dans Coup de foudre à Manhattan en 2003. Il est un sénateur républicain qui tombe amoureux d'une femme de ménage fort séduisante. Malgré la barrière sociale, ils vont s'aimer. Le sujet est certes très convenu, mais le charme agit (si on a un peu d'indulgence). Il est aussi le serial killer de Dragon Rouge de Brett Ratner, remake opportuniste de l'excellent Sixième sens de Michael Mann. A son habitude, il n'incarne pas un monstre mais un être profondément déréglé, dans une performance relativement convaincante, malgré la médiocrité de l'ensemble. Fiennes a l'expérience des personnages troubles et s'acquitte honorablement de sa tâche.

2005 marque son retour. Dans The Constant gardener de Fernando Meirelles, il rencontre de nouveau un rôle à sa mesure. Il est le mari diplomate et introverti de Rachel Weisz, magnifique et engagée. Après sa disparition, il la redécouvre peu à peu. Il saisit les raisons de sa révolte et de son combat. L'histoire d'amour est étrange, car au fond, c'est après sa mort qu'il se met à véritablement aimer sa femme. Ce Justin Quayle est d'abord réservé, un peu à l'écart des horreurs du monde. Il va quitter sa prudence et devenir comme elle, l'aimer jusqu'à risquer sa vie pour lui rendre justice, pour être digne d'elle. De la retenue à la révolte, de la prudence à l'engagement, Ralph Fiennes fait évoluer son rôle de façon exemplaire.

Il retrouve sa soeur Martha à la réalisation pour Chromophobia où il partage de nouveau l'affiche avec Kristin Scott Thomas. Il prête sa voix à l'adaptation de Wallace et Gromit : le mystère du loup-garou. Il est le personnage maléfique ultime à partir du quatrième volet de la saga Harry Potter (Harry Potter et la coupe de feu, Harry Potter et l'ordre du Phénix). Il parvient à être crédible, même sous le masque étrange de Voldemort. Il retrouve un registre plus classique dans La Comtesse Blanche de James Ivory où il est un ancien diplomate devenu aveugle, amoureux d'une comtesse russe déchue dans le Shanghai des années 30. La sobriété et la justesse de l'acteur sont une fois de plus remarquables. Il forme un beau duo avec Natasha Richardson, dans une forme très académique, dernière production de l'admirable tandem Ivory/ Merchant (à l'origine de grands films comme les Vestiges du jour et Retour à Howards end).

Il rencontre Colin Farrell, tueur réfugié en Belgique après un coup qui a mal tourné dans le sympathique Bons baisers de Bruges. Ralph Fiennes confirme son éclectisme. Dans The Duchess, il oppose son austérité à la vitalité de Keira Knightley. Il retrouvera prochainement Kathrin Bigelow dans Hurt Locker, dans l'adaptation du roman Le liseur que réalisera Stephen Daldry. Il sera de nouveau Lord Voldemort dans Harry Potter et les Reliques de la Mort.

Ralph Fiennes n'a jamais incarné un rôle au premier degré. Ce maître de l'ambiguïté parvient toujours à faire comprendre ses motivations. Il confère à chaque personnage sa part de ténèbres. Cette finesse le rend indubitablement fascinant. Il ne se limite jamais à une seule dimension. Sans cesse, il parvient à surprendre, à s'éclairer d'une lumière inattendue. On dit souvent d'un acteur qu'il peut tout jouer. Plus rarement, un comédien apporte une sensibilité particulière à ses prestations, une prestance unique. Ralph Fiennes est de ceux là.

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