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Ralph Fiennes, un psychanalyste et Oedipe

Interview réalisée par Nancy Durrant - Traduite de l'anglais par Eily
Article datant du 6 octobre 2008
Lire l'article (en anglais) sur Times Online

L'un de nos plus grand acteurs discute le rôle d'Oedipe qu'il joue au National Theatre avec l'un de nos plus astucieux psychanalystes.

Nancy Durrant : L'acteur Ralph Fiennes, 45 ans, est bien connu pour avoir interprété le rôle principal dans le film d'Anthony Minghella, "Le patient anglais" aux côtés de sa collègue britannique Kristin Scott-Thomas. Adam Phillips, 54 ans, est, lui, décrit comme le meilleur psychanalyste de Grande-Bretagne.
Alors que Fiennes se prépare à endosser le rôle d'Oedipe – le malheureux roi de Thèbes qui, involontairement, tue son père et épouse sa mère, donnant ainsi son nom au fameux complexe psychologique de Freud – dans une version nouvelle, en habits modernes, de la pièce de Sophocle adaptée par Frank McGuinness au National Theatre, il a rencontré Phillips pour voir avec lui à quel point "Oedipe roi" est encore un sujet sensible et pertinent.

Ralph Fiennes : Je pense que ma fascination envers Oedipe vient du fait qu'il est une part de chacun de nous. En vérité, on se confronte à qui on est soit-même dans la pièce de Sophocle. Un faux préjugé [répandu chez un grand nombre de personnes] veut qu'Oedipe désire coucher avec sa mère. Il ne le désire pas, il a entendu que cela pouvait arriver et est répugné par cette éventualité, il prend donc, tout le temps, des mesures pour l'éviter. Peut-être est-ce trop désinvolte de réduire la pièce à ça : mais on ne peut échapper à son propre destin. Il y a toutes ces questions, concernant l'ambivalence d'une relation avec un parent, l'amour et le rejet. Il y a un film de Sean Penn appelé "Into the wild" à propos d'un jeune garçon qui rejette ses parents. J'avais de la sympathie pour le garçon – beaucoup de monde était offensé par le fait qu'il rejette ses parents, et je pensais que c'était tout à fait la bonne chose à faire.

Adam Phillips : La pièce [Oedipe roi] me semble très d'actualité, parce que beaucoup de gens pensent maintenant que les parents sont un danger pour leurs enfants et vice versa. Beaucoup de gens croient, maintenant, que les enfants tuent le couple.

RF (hoche la tête et sourit amèrement) : Cette pensée ne pourrait être plus répandue.

AP : Et ici arrive Oedipe, dont les parents ont, en réalité, voulu le tuer, lui, qui devenait un danger pour ses géniteurs parce qu'ils en devenaient un pour lui. Ce qui est étrange, c'est : pourquoi sa mère ne le reconnaît-elle pas ? Si nous réfléchissons au stéréotype des sexes, il arrive que les pères soient un peu désinvoltes avec leur progéniture, mais les mères, sur l'ensemble, savent très bien qui sont leurs enfants. Cela suggère que ce qui se passe dans les couples et entre parents et enfants est vraiment bizarre, et on a cette inéluctable fatalité à ce sujet. Vous laissez se promulguer cela, et puis de temps en temps, rétrospectivement, vous obtenez un aperçu. Et si vous vous retrouvez avec de trop nombreux aperçus, cela devient vraiment terrifiant, que ce soit pour Oedipe ou Hamlet, ou qui que ce soit d'autre... (...) Mais Hamlet est un acteur. Oedipe n'en est pas un. Quand nous regardons la pièce, nous pensons : "Merde, cet homme passe réellement à travers ces problèmes pour la première fois !"

RF : C'est ce qu'il y a de si terrifiant avec Oedipe, ce n'est pas un rôle.

AP : C'est une sorte d'innocent. Alors qu'on peut considérer que Hamlet aurait adoré aller voir "Hamlet", je ne pense pas qu'Oedipe aurait aimé voir "Oedipe roi".

Nancy Durrant : Comment interprétez-vous un personnage ingénu ?

RF : Je ne sais pas, je suis en plein dedans. C'est difficile. Plus tôt dans l'année, j'ai joué une pièce [God of carnage] où j'étais toujours en train de manger ou au téléphone portable et où j'avais tous ces accessoires qui sont super à avoir. Là, il n'y a rien. Et la pièce est effrayante.

AP : Quelles ont été les difficultés propres à cette pièce ?

RF (après une longue pause) : Je n'avais pas réalisé à quel point j'allais me sentir exposé/vulnérable. Je suis encore en train d'apprendre la pièce, mais je me sens inexpérimenté et assez effrayé. Les acteurs ont recours à des phrasés ou à des gestes particuliers, mais là j'ai le sentiment que j'ai des choses à désapprendre. Tout le monde dit des tragédies Grecques que l'on ne peut pas se tenir à l'écart, que l'on ne peut pas se dérober au dégoût, à l'horreur, à la peur ou à la violence. C'est avoir le courage de s'exposer au grand jour.

AP : Est-ce que cela vous a fait penser à votre propre vie familiale et à vous-même en tant que fils ?

RF : Ma mère était une vraie inspiration pour moi dans ma décision de devenir acteur et, du coup, je sens son absence être témoin de tout ce que je fais [dans mon travail]. Alors, bien sur, là, c'est un ressenti très profond. Comme c'est la femme qui m'a permis de faire ce choix, je remarque le fait qu'elle ne soit pas là [pour me voir sur scène]. En même temps, peut-être que je suis soulagé qu'elle ne soit pas là. On doit aller dans une part de l'imagination qui est assez inconfortable...mais c'est mon travail.

AP : Ça doit être vrai pour les spectateurs. On peut voir le fait de coucher avec sa mère comme une symbolique, une figuration d'une intimité qui a des conséquences imprévues. Tout le monde doit s'interroger à ce sujet. L'une des premières intimités avec sa mère est préventive. Cela peut donc nous faire nous demander non pas «Ai-je couché avec ma mère ? Le désirais-je ?» mais plutôt «Quelle sorte d'intimité avais-je avec elle ? Et qu'est-ce que je cela m'a laissé ?»

RF : Oui, spécialement quand votre mère est morte. Je suis constamment en train d'imaginer ce qu'elle aurait pensé, ressenti, combien je lui aurait apporté. Je veux dire, ce n'est pas un élément du personnage de Jocaste, c'est seulement que cette femme extraordinaire est partie, et cette chose qu'elle a tant encouragé et permis, elle ne peut pas être là [pour elle].
En fait, les thèmes principaux concernant Jocaste sont l'amant et la mère. Cela semble facile, mais chaque femme est comparée à la mère. De cette façon, pouvons-nous échapper à nos mères ?

AP : Nous quittons nos mères et ensuite nous essayons de les retrouver encore et encore. Si nous les trouvons trop, alors ça ne fonctionnera pas, et si nous ne les trouvons trop peu... Il faut que ce soit assez. Comme tous les garçons qui grandissent, beaucoup d'entre nous jouent à ce jeu qui consiste à distancier nos mères, à ne pas les mettre au courant, puis à les inviter dans le jeu, et à devenir très nécessiteux....

RF : Oui !

AP : Et c'est étrange, cette continuelle régulation de la distance entre soit-même et cette femme.

RF : Ne joue-t-on pas à cela [aussi] dans nos relations futurs ?

AP : Nous devrions. Cela doit être répété : le fait de porter une relation à bout de bras, puis de solliciter l'intimité dont nous avons ensuite peur.

RF : Tout le temps, oui.
Oedipe met l'accent sur le soin de ses filles. Il dit : ne vous inquiétez pas pour mes fils, ce sont des hommes, ils y arriveront. «Mais pour mes filles, ne sont-elles pas misérables ?» Il leur dit : personne ne vous épousera, personne ne voudra vous toucher. Elles sont à peine adolescentes dans cette production, et il imagine leur futur (claque des doigts) juste comme ça. Il les voit âgées, stériles, ridées. Il imagine l'étendu de leur cheminement, en tant que femmes rejetées.

AP : La question est : quelles sortes de mères ses filles seront, et la réponse est... elles n'en seront pas du tout. C'est comme dire qu'être une mère a des conséquences terribles.

RF : Il semble que la façon dont nous nous comportons est toujours en rapport avec ça : on se marie et on a des enfants. Et questionner à ce sujet est tout à fait une chose à faire, n'est-ce pas ? Les gens demandent : pourquoi n'avez-vous pas d'enfants, pourquoi n'êtes-vous pas marié, nous devons vous trouver quelqu'un... Et l'idée que vous pourriez dire que c'est un chemin que vous ne voulez pas emprunter les bouleverse. C'est une chose à laquelle j'essaie de me soustraire.

AP : C'est comme les alcooliques qui ont besoin que tout le monde boive. Cela implique que choisir d'être marié et d'avoir des enfants n'est pas moins un problème que de choisir de ne pas l'être. Mais il y a différentes solutions aux même problèmes – cette vie de famille est trop pour nous.

RF : Nous [mes frères et soeurs et moi] avons tous été énormément aimés par nos parents, mais je suis le plus âgé des six et j'ai le souvenir du chaos, de la panique, de l'incertitude et je ne suis pas impatient de revivre ça.

AP : Je fais parti d'une famille élargie, alors j'ai toujours associé la famille avec l'idée que c'est quelque chose de trop lourd. Comme s'il y avait trop d'intensité émotionnelle. Et donc je souhaite tout autant avoir une famille et ne pas en avoir une. J'associe la famille avec de bonnes choses, mais aussi une impression générale comme quoi il y a juste trop de sentiments, trop de sous-entendus, trop de paroles dites, trop de non-dit... tous ces trucs qui sont dans la pièce.

ND : Y a-t-il encore certaines choses, dans votre jeu, avec lesquels vous avez du mal, Ralph ?

RF : Essayer d'avoir le courage d'aller dans des places émotionnelles qui paraissent choquantes d'une manière déroutante, et se tester soit-même contre la peur que l'on a d'aller vers des émotions qui peuvent ne même pas sembler digestes au publique, des choses qui font que vous voulez fermement garder les portes de la répétition closes. Je suis probablement coupable de vouloir sur-contrôler et sur-moduler, et peut-être que c'est une pièce où on ne le peut pas. Vous avez probablement touché cela du doigt dans votre travail, Adam. En tant que psychanalyste, vous devez vivre des moments où les gens font «C'est ce que je suis !», avec des larmes de rages ou peut-être des silences catatoniques.

AP : La pièce est très proche d'une analyse, vous avez des moments où des choses tombent sur les gens, et ils ont vraiment les boules, et ils sont pleins de blâmes ou de colères, ou alors ils partent.

RF : C'est Oedipe !

AP : C'est le paradigme de base du mythe d'Oedipe, qui est que ce qui nous tombe dessus est une fatalité. Et vous ne pouvez savoir les conséquences de ce qui se passera si vous vous laissez vous connaître vous-même, il y a donc un risque énorme. Le procédé de la révélation dans la pièce est tout aussi important que ce qui est révélé.

RF : Je pense que c'est ce qui lui confère son dramatisme.

AP : Sinon, on le mettrait juste sur une carte postale – c'est la réalité de l'existence humaine : nous voulons épouser nos mères et tuer nos pères.

ND : Est-ce catharsique ?

RF : On se sent comme si on avait été battu par une masse.

AP : La catharsis est une sorte de nettoyage, n'est-ce pas ? Il serait étrange qu'après avoir vu "Oedipe roi", on se dise : «Ouf, je me sens beaucoup mieux maintenant. J'ai sorti ça de mon système.». Mais à la fin de la pièce, Oedipe n'est pas mort et il ne peut pas entrevoir d'avenir pour lui. Ne pas être en mesure de s'imaginer un futur pourrait être la première étape d'un véritable avenir.

RF : Une étreinte du néant est un commencement positif. (Pause). Je suis épuisé. Il faut que je répète maintenant.

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